Michel Huneault
De la frontière
Transposée pour une diffusion en ligne avec TOPO, De la frontière est une proposition de l’artiste Michel Huneault qui documente et met en récit un segment de la frontière canado-américaine.
À chaque visite, l’utilisateur fait une expérience unique d’un corpus de soixante images – et autant d’histoires orales – associées et séquencées aléatoirement à l’infini. Au-delà des enjeux sociaux et politiques soulevés par l’œuvre, il en ressort une participation critique à l’acte d’édition, à la construction de différents sens à partir de mêmes éléments visuels et textuels.
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Michel Huneault
Michel Huneault est un photographe documentaire et artiste visuel. Son travail s’articule autour des enjeux de développement, des traumatismes, de la migration et des réalités géographiques complexes, incluant les impacts des changements climatiques. Sa pratique artistique conjugue image fixe, histoires orales, vidéo et éléments immersifs qui confèrent à ses projets une dimension tant humaniste qu’esthétique. Ses oeuvres informent tout en questionnant l’acte de documentation et de représentation.
Michel Huneault détient une maîtrise de l’Université de Californie à Berkeley, où il fut Rotary Peace Fellow, se penchant sur le rôle de la mémoire collective à la suite d’un traumatisme de grande ampleur. Avant de se consacrer à la photographie en 2008, il a travaillé plus d’une dizaine d’années en développement international.
En 2015, son travail sur la tragédie de Lac-Mégantic reçoit en le prix Dorothea Lange-Paul Taylor, puis paraît l’année suivante sous le titre La longue nuit de Mégantic chez l’éditeur néerlandais Schilt. En 2016, la bourse Travers lui permet d’approfondir ses recherches sur les enjeux migratoires à travers cinq pays, en collaboration avec leurs diasporas au Canada et leurs familles dans leurs pays d’origine. En 2018, il a adapté Roxham – son projet visuel et sonore portant sur les passages de demandeurs d’asile en provenance des États-Unis vers le Canada – en une expérience de réalité virtuelle avec l’Office national du film du Canada. Au printemps-été 2020, il a été mandaté par le Musée McCord pour documenter les impacts de la Covid-19 à Montréal.
Mot de l’auteur
D’avril à août 2020, en comparaison avec la même période en 2019, il y a eu une chute de 95% des entrées en territoire canadien par voie terrestre – tous types de voyageurs confondus. Conséquence de la Covid-19, la frontière s’est fermée. Dans l’histoire moderne du pays, la frontière n’a jamais été si étanche et peu empruntée, pour tous et certainement pour les personnes vulnérables. C’est un mur invisible, et pourtant bien concret.
Ici, il n’y a pas si longtemps, les voisins canadiens et américains se connaissaient par leur prénom, prenaient des verres ensemble, partageaient des terres, passaient la frontière en saluant le douanier sans même arrêter la voiture. Plus maintenant. Déjà en 2001, après le 11 septembre, la relation s’est rapidement érodée avec un changement de ton sécuritaire aux points de passage. En 2010, la nouvelle nécessité du passeport pour traverser a continué à compliquer la cohabitation. La venue de Trump en 2016 a accéléré la division territoriale et idéologique. La pandémie a presque terminé l’isolation des deux voisins: les biens essentiels traversent, les gens d’affaires et les joueurs de hockey aussi, puis ces snowbirds que rien n’arrête… mais surtout, les demandeurs d’asile, eux, ne peuvent plus traverser.
En mars 2020, avant la Covid, ce sont 930 individus qui ont demandé l’asile entre deux ports d’entrée au Québec, tel qu’au chemin Roxham. Puis en avril 2020, on dénombre une seule personne ayant traversé, et un total de 90 jusqu’à la fin août (126 au Canada). De plus, depuis avril 2020, le Canada les refoule immédiatement aux États-Unis, à l’encontre du principe de base du droit d’asile, un précédent inquiétant.
À l’automne 2020, en résidence au centre Adélard à Frelighsburg, j’ai débuté la documentation d’une courte section de frontière qui longe le 45e parallèle, entre les lacs Memphrémagog et Champlain, en territoire traditionnel non cédé des Abénakis. Ici la frontière est arbitraire, ne s’annonce pas, s’affiche peu, elle y est souvent peu ou pas visible: chemins devenus cul-de-sac, champs de soya, cours arrière de résidents, forêts et vergers, cours d’eau indisciplinés. On avance à tâtons pour la trouver, avec un étrange sentiment de culpabilité, cherchant nerveusement les signes discrets du changement de pays.
À chaque retour à l’atelier, je devais m’empresser de tracer un carré noir sur la photographie, pour me rappeler où était la frontière, tel un Post-it tridimensionnel. Ce geste simple et précis – répétitif et administratif- transforme accidentellement, mais significativement le document. L’écran sanitaire, politique, social et humanitaire se dresse stoïque dans le paysage tranquille. Comment aurons-nous changé lorsque la frontière réouvrira?
Au sujet de la programmation Frontière
Ancrée dans l’histoire de l’humanité et toujours criante d’actualité, la thématique Frontière adoptée pour le programme d’expositions de TOPO 2019-2021 regroupe plusieurs questionnements portés par le centre, tant politiques et sociaux que technologiques et physiques. Le premier cycle, Cultures, langages, spiritualités : au-delà des frontières, explorait la reconquête des racines et des héritages, à travers des questionnements sur la mémoire et la mort. Le deuxième cycle, Remix et réseaux : des frontières défiées, abordait les technologies et leur impact sur nos vies et nos sociétés, dans leur capacité, notamment, de brouiller les frontières entre le vrai et le faux, le documentaire et la fiction, le vivant et le non-vivant. Avec le troisième cycle, Géopolitique : espaces variables, la notion de géopolitique vient nourrir une réflexion autour des relations entre la géographie (humaine, matérielle, territoriale) et le sociopolitique, interrogeant de diverses façons les rapports de pouvoir dans l’espace.