19 septembre 2016

 

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Paule Mackrous

Lors du vernissage, les couloirs du 5445-5455, avenue De Gaspé sont combles : la rentrée des galeries attire son lot de visiteurs. Le contexte est propice pour explorer Fit in the Crowd de Julien Robert, une œuvre qui transforme un lieu transitoire en une sorte de rite de passage. Un rite a pour fonction, entre autres, de séparer « ceux qui l’ont subi de ceux qui ne l’ont pas subi [1]». Or, à mon avis, pour expérimenter l’œuvre, il faut le subir : il faut entrer dans le sas.

Un sas se définit comme une pièce permettant le transit d’un milieu à un autre, mais aussi d’un état à un autre. Non loin de la vitrine, des rideaux noirs sont disposés pour former un corridor temporaire, un lieu en retrait de la foule. Durant la traversée, une caméra capte notre image pour la retransmettre dans l’œuvre projetée sur la vitrine. Nos corps, du moins leur effigie fantomatique, se manifestent à répétition, en compagnie de celui des autres qui ont aussi traversé les murs de tissus. Bien qu’elle fasse écho au fourmillement de cette soirée festive, la foule représentée dans l’œuvre demeure fictive, imaginaire. Les gens qui s’y côtoient longuement paraissent habiter une bulle impénétrable; ils ne se regardent pas. Ils ne se sont peut-être jamais croisés!

Durant les quelques minutes qui séparent notre passage dans le sas et notre apparition à l’écran, on anticipe. Peut-être même qu’on s’impatiente. On observe attentivement les autres : leur démarche et leur qualité de présence. Sont-ils près de nous, devant la vitrine? C’est la recherche du plaisir de la reconnaissance dont parlait Aristote : « On se plaît en effet à regarder les images, car leur contemplation […] permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel [2]». Ce plaisir est ici poussé à son comble, vers une sorte d’exaltation égotique.

Lorsqu’on s’approche de la vitrine, cela déclenche, par le truchement d’un senseur, d’autres vidéos qui s’imbriquent avec celui des corps. On se voit apparaître en filigrane dans du foin, une sorte de refuge pour l’individu. Sinon, les corps s’agglutinent dans la ville, un lieu où l’on peut ressentir l’apaisement que génère l’anonymat. Une autre vidéo montre de manière saccadée des coupures de journaux dont on ne saisit que les grands titres. Cela réfère à la surcharge d’informations à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés.

L’œuvre nous propulse dans un autre espace-temps dans lequel nos corps sont assujettis au rythme de l’algorithme. Dépassant largement le reflet superficiel de notre situation dans l’espace réel, Fit in the Crowd nous fait prendre conscience de notre présence singulière et du désir de sérénité qui nous unit les uns aux autres dans le bruit, l’agitation et l’affluence, comme dans la solitude.

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[1] Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol 43, no 1, p.58.

[2] Aristote, Poétique, Paris, Librairie générale Française, 1990, p.89.