10 avril 2019

Réflexion

 


 

Création par Sonia Paço Rocchia

Texte par Paule Mackrous

 

Plus d’informations sur l’installation et l’artiste

 

 

 

« To make a prairie, it takes a clover and one bee.

One clover, and a bee,

And Revery.

The Revery alone will do.

If bees are few. [1] »

 

« Il faut pour faire une prairie

Un trèfle et une abeille –

Un seul trèfle, une abeille

Et quelque rêverie.

La rêverie suffit

Si vous êtes à court d’abeilles. [2] »

 

C’est ce célèbre poème d’Emily Dickinson que m’inspire d’entrée de jeu l’œuvre installative Réflexion de l’artiste interdisciplinaire Sonia Paço-Rocchia. Depuis le plafond de la vitrine, une vidéo est projetée sur dix-neuf miroirs en mouvement. Ils sont disposés sur une surface qui rappellent la forme d’une alvéole, petite cavité construite par les abeilles ouvrières afin de stocker le miel, le pollen ou le couvain. La vidéo est alors reflétée, et forcément morcelée, sur un tissu dans la vitrine. On y aperçoit la forme plus ou moins précise de petites abeilles. Ou peut-être s’agit-il de leur spectre?

Dans l’œuvre de Sonia Paço-Rocchia, l’activité des abeilles est tributaire de données puisées sur le web. Celles-ci sont diffusées sur un écran qui indiquent le lieu, le moment de la journée, la couverture nuageuse, les intempéries, la température actuelle ainsi que la température normale du lieu en question. Lorsqu’il fait soleil et chaud, par exemple, les abeilles s’activent. On les entend bourdonner dans les écouteurs. Lorsqu’il fait nuit ou froid, c’est plutôt silencieux. Quand la température est anormale pour le temps de l’année, cela engendre de l’agitation dans la ruche. Un bourdonnement puissant sonne l’état d’alarme, suggérant qu’une catastrophe est à nos portes.

Si les réchauffements climatiques ne faisaient pas partie des hypothèses pour expliquer l’effondrement des colonies d’abeilles dans les années 1990 [3], des études récentes démontrent que la surchauffe des ruches ne permet pas à ses habitantes de passer l’hivernage convenablement. Elles épuisent leurs réserves adipeuses et, arrivé le printemps, elles sont affaiblies [4]. À cela s’ajoute le fait de ne pas trouver une biodiversité suffisante de plantes vasculaires auxquelles elles s’abreuvaient, pollinisant leur fleur d’un même souffle. Tout assujettis aux conditions environnementales, ces petits animaux risquent bel et bien l’extinction dans les années futures et, avec eux, les plantes qu’ils propageaient.

Dans Réflexion, les abeilles se présentent sur le mode de la hantise, comme si elles provenaient du passé, mais aussi comme « quelque chose qui énonce une vérité sur l’origine […], quelque chose d’impossible, pourtant, à clairement reconnaître [5]». On y décèle difficilement le contexte environnant. Cela rappelle que, lorsque les abeilles disparaissent du paysage, ce ne sont pas seulement elles qui n’y sont plus, mais le paysage lui-même qui y est passé! Devrons-nous bientôt verser dans la rêverie pour contempler les vergers et les prairies? Ou sommes-nous déjà plongés dans cette rêverie, cette activité mentale se caractérisant par un détachement quant à la réalité du monde immédiat?

Pour faire une prairie, il faut un trèfle et une abeille, écrit Dickinson : il faut une rencontre, une relation. La nature n’est pas une énumération de plantes, d’animaux et d’autres organismes, mais bien un processus. L’être humain peut cultiver les plantes, « installer » des abeilles, mais c’est par le tissu relationnel auquel nous participons que la nature, au pire, décline et, au mieux, abonde. C’est au sujet de ce rapport intime entre les éléments du vivant que l’œuvre Réflexion bourdonne à notre oreille.

 


 

[1] Emily Dickinson, « To Make A Prairie », 1755, tiré de https://www.poets.org/poetsorg/poem/make-prairie-1755.

[2] Traduction du poème « To Make A Prairie », d’Emily Dickinson (Pierre Leyris, Esquisse d’une anthologie de la poésie américaine du XIXᵉ siècle, Gallimard, coll. Du monde entier, 1995.)

[3] Expression pour parler des abeilles domestiques qui désertent subitement leurs ruches et meurent.

[4] Jessica R. K. Forrest, Regan Cross and Paul J. CaraDonna, “Two-Year Bee, or Not Two-Year Bee? How Voltinism Is Affected by Temperature and Season Length in a High-Elevation Solitary Bee”, The American Naturalist, 10.1086/701826, (000-000), 2019.

[5] Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes. Paris, Minuit, 2002 :  p. 28-29