2 novembre 2017

 

Daniel Iregui, Close Far Away

Paule Mackrous

 

À l’intérieur de la vitrine : de la lumière, des volumes, des couleurs. À sa surface, une grille oriente le regard vers un point focal; c’est le point de vue idéal suggéré par l’artiste pour appréhender son œuvre Close Far Away. En son centre, on y expérimente une image tridimensionnelle en mouvement, une image sonore aussi, au cœur de laquelle aucune cristallisation ne saurait satisfaire un désir de saisissement.

Difficile de ne pas penser à l’histoire de la peinture ici, de la Renaissance italienne au minimalisme américain en passant bien sûr par l’art numérique. L’image comporte un « temps complexe », écrivait Georges Didi-Huberman, ses mouvements nous obligent à la « penser comme un moment énergétique ou dynamique [i]». Cette particularité de l’image est exacerbée par le fait que la lumière, changeante, en devient le principal matériau. Comme chez les peintres flamands et néerlandais, la maitrise de la lumière et de ses contrastes permet à l’artiste de générer des vecteurs, des mouvements et des couleurs. Ceux-ci ne se sédimentent qu’en apparence pour faire apparaitre momentanément des formes géométriques, façonnant un espace indéfini. Le travail d’Iregui engendre des « états visuels particuliers », pour reprendre une expression de Donald Judd, en ce qu’il attire l’attention sur le registre de la plasticité. Celui-ci se définit comme « l’organisation de la perception » tout juste avant que vienne la « nomination, par analogie, de cette perception [ii]». Autrement dit, c’est l’expérience du monde avant que vienne l’identification de ses objets. On croirait y entendre raisonner les mots de l’architecte Mies Van Der Roe qui, avec son « Less is More », cherchait à créer des espaces empreints de neutralité, voués à la contemplation. Ce sont également les œuvres minimalistes d’un Malevitch évoquant le caractère infini de l’espace, aussi bien que les sculptures lumineuses in situ de Dan Flavin et son entreprise de dématérialisation de l’espace qui viennent à l’esprit.

Le brouillard, généré à l’aide d’une machine qui projette de la fumée à l’intérieur de la vitrine, insuffle aux surfaces lumineuses du volume, de la texture, de la vie. Ce brouillard rappelle également le sfumato de Léonard de Vinci, une notion vague et volontairement imprécise utilisée par les peintres de la Rennaissance. Selon Alexandre Nagel, « Sfumato describes not merely the appearance of smoke but its disappearance, its imperceptible diffusion in the atmosphere. [iii]» Entre apparition et disparition, le sfumato permet d’atténuer la rigidité de la grille de la perspective linéaire, d’aller au-delà de la rencontre entre la géométrie euclidienne et de la grille cartésienne. S’il représente un savoir-faire chez les peintres de la Renaissance, le sfumato est aussi une manière de voir ou un effet : celui de l’opacité. Qui dit opacité, dit mystère, insaisissabilité. La densité de la fumée, illuminée par les projections et sculptée par leur point de fuite, montre que ce qui se trouve devant nous est à la fois tout près et si loin en même temps (et vice versa). Ainsi, au fil de son expérience, Close Far Away déjoue l’esprit, l’œuvre nous détourne de cette recherche de reconnaissance qui normalement nous propulse devant toute représentation. De l’état visuel, on passe à un état intérieur, méditatif, capable d’accueillir aussi bien l’insaisissable que l’impermanence.

 

[i] Georges Didi-Huberman, L’image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes, Paris, Minuit, 2002, p.45.

[ii] Catherine Saouter, Le langage visuel, Montréal, Éditions XYZ, 2000, p.23.

[iii] Alexandre Nagel, « Leonardo and Sfumato », RES : Anthropology and Aesthetics, No.24 (Autumn, 1993), p.7.