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Labyrinthes

 


 

Création par Laurent Lévesque
Texte par Paule Mackrous

 

Plus d’informations sur l’installation et l’artiste

 

 

 

Dans son article « The Garden as Significant Form [1]», la philosophe et historienne de l’art Mara Miller écrit que le jardin est particulier en ce qu’il est à la fois virtuel et actuel. Avec le jardin, on entre dans un lieu réel composé d’organismes vivants qui s’inscrivent dans le monde environnant. Au fil de la déambulation, on expérimente aussi, de l’intérieur, la représentation que l’organisation de l’espace engendre. Cela se fait sans rupture, « plutôt que de manière discontinue comme le font les miroirs et les peintures [2]». Cette expérience, double et complexe du jardin, est mise en scène dans l’installation vidéo de Laurent Lévesque mettant en scène un jardin-labyrinthe.

Deux écrans présentent un point de vue différent sur le jardin. Dans l’écran de gauche, on se trouve au centre d’un carrefour. Le point focal change rapidement et de manière continue à 360 degrés, comme si l’on tournait sur place. L’effet vertigineux est renforcé par la multitude de chemins possibles que présente un tel carrefour. Advenant une succession de choix judicieux, un seul mènera éventuellement à bon port, c’est-à-dire hors du labyrinthe. Les autres mèneront irrémédiablement au sentiment de la perte de soi.

Ce sentiment est exploré dans la projection de droite, où nous sont présentés les dédales du jardin-labyrinthe formés par de hautes haies taillées. Si la projection de la vidéo se trouve au fond de la pièce, derrière la vitrine, nous ne l’expérimentons pas avec une distance. Au contraire, l’œuvre engendre une expérience immersive dès lors que l’on porte les écouteurs à nos oreilles. Une note accompagne chaque trajet qui finit en cul-de-sac, augmentant la tension ressentie au fait d’être pris à l’intérieur d’un labyrinthe. C’est à ce moment que l’expérience bascule dans l’imaginaire et que le jardin-labyrinthe devient un « espace de projection : projection du monde, de soi, de ses peurs, de ses fantasmes [3]».

La structure architecturale du labyrinthe est une métaphore souvent utilisée pour décrire le réseau internet et plus spécifiquement son expérience interactive et les multiples choix qui la composent. Nous nous y enfonçons petit à petit, oubliant notre objectif premier et abandonnant à notre insu la trajectoire linéaire que nous avions planifiée. Toutefois, dans l’installation Labyrinthes, le visiteur est assujetti aux parcours qui lui sont présentés. Le fait de ne pas avoir le choix transforme le rapport au labyrinthe et évacue petit à petit la confusion liée à l’urgence de trouver une sortie. C’est alors l’expérience des multiples trajets possibles comme une fin en soi qui nous habite. Si, par ces trajets, nous n’avons accès qu’à des petits fragments de l’espace total, la répétition de ceux-ci génère un rythme et une musicalité singulière. Plutôt que de maintenir la sensation que quelque chose nous échappe, les chemins sans issus du jardin-laybrinthe de Laurent Lévesque inventent un rapport au temps et à l’espace que l’on apprivoise avec l’imaginaire.

 


 

[1] Mara Miller, « The Garden As Significant Form”, The Journal of Speculative Philosophy, Vol. II, No. 4, The Pensylvania Sate University Press, University Park and London, 1988, p.270.

[2] Ibid., p.271.

[3] Bertrand Gervais, La ligne brisée : labyrinthe, oubli, violence. Logique de l’imaginaire Tome 2., Montréal, Le Quartianier, 2008, p.15.

 

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You

 


 

Création par Emma-Kate Guimond
Texte par Paule Mackrous

 

Plus d’informations sur l’installation

 

 

Une femme dans une robe aux allures futuristes se lève, puis se couche au sol. Elle se relève encore, puis se recouche. Elle répète cette séquence durant une heure à l’intérieur de la vitrine. C’est une projection-vidéo de la performance qui prendra le relais durant tout le mois de l’exposition. Nous y contemplons, en continu, ce geste familier devenir extraordinaire dans la répétition rapprochée.  

J’écris « séquence », comme s’il y avait là une linéarité, une succession de formes, mais il faudrait plutôt appeler cela un cycle. À un certain moment, il n’est plus possible de savoir depuis quelle posture le mouvement commence et avec laquelle il se termine. Entre le moment du corps étendu et celui du corps dressé, il y a le temps qui passe, mais aussi l’effort qui change. Malgré un visage neutre, un labeur devient visible au fil des minutes. Il se traduit dans la coloration de la peau, dans les petites oscillations musculaires et les légers tremblements du corps de l’artiste. S’il y a une linéarité, un dénouement, c’est là qu’ils se trouvent, car même le texte au bas de l’écran ne raconte pas une histoire. Il renvoie à un temps cyclique et au moment présent, comme si nous avions accès aux pensées décousues qui traversent l’esprit de la performeuse :

 

you lie down.

you stand up.

Plant watches.

You watch plant.

 

Il suffit de peu de temps pour qu’on anticipe avec elle son mouvement et que l’on devienne attentifs aux fluctuations du niveau d’énergie qu’elle y met. Conscients du lien que ces fluctuations entretiennent avec l’activité mentale, nous y voyons-là un langage. Emma-Kate Guimond a le regard tourné vers sa droite, où se trouve une plante en version animée : son interlocutrice. Tel que nous le rappelle l’artiste Ismene King dans son mémoire, c’est le geste ritualisé qui permet à « des modes alternatifs de comportements et de pensées de survenir[1] ». Il n’y a pas d’échange possible avec la plante, seulement un nouvel état d’esprit à atteindre par le mouvement ainsi ritualisé.

N’est-ce pas là le comportement d’une plante, émerger du sol pour finalement y retourner, s’adonner à ce mouvement sans aucune résistance? La plante qui ne peut se déplacer, mais simplement se dresser, se manifester, puis s’affaisser, tel que l’écrit le philosophe Emmanuel Coccia, « est la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l’être-au-monde. Interroger une plante, c’est interroger ce que signifie « être-au-monde[2] », écrit-il. C’est ainsi notre propre rapport au monde, qu’elle questionne :

 

Plant is wise and says :

“I know when you look at me, you are seeing something else”.

 

Par cette chorégraphie, l’artiste danseuse rassemble des mondes : celui du règne végétal et celui du règne animal, mais aussi celui de l’humain et du monde qu’il invente, comme ce « psychological fruit » animé qui s’impose subitement à l’écran ou encore ce « magenta gas » qui recouvre tous les éléments de ladite couleur et les ramène à une seule et même réalité. Cette réalité nous rejoint là où le damier de la vidéo s’unit à celui qui se trouve sur le plancher de la vitrine. L’artiste, telle la plante avec laquelle elle danse, nous interroge à son tour sur notre qualité de présence : « I know when you look at me, you are seeing something else ».

 


 

[1] Ismene King, The Influence of Ritual in Performance Art: A Retrospective and Correlational Analysis, Lancaster University, 2014, p.25. (Notre traduction)

[2] Emmanuel Coccia, La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Paris, Éditions Payot et Rivage, 2016, P.17.

 

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L’auteure Paule Mackrous documente et revisite les installations médiatiques des 13 artistes et duos ayant occupé l’espace de la Vitrine du printemps 2015 au printemps 2017. Regroupés dans quatre sections – Reflets, Arènes, Présences et Passages – les textes font valoir la singularité du lieu de diffusion et le défi qu’a relevé chacun des artistes pour l’occuper. La Vitrine est un espace vitré de 10 m2 / 100 pi2 où l’œuvre est dedans et le public est dehors. Chacun des artistes a exploré à sa façon les possibilités et les limites de la petite galerie, avec différents dispositifs interactifs, mais aussi comme lieu de performance.

Ce livre enrichi, réalisé par la designer Isabelle Gagné, documente avec des textes, photos et vidéos les œuvres des 13 artistes et duos canadiens : Hugo Nadeau, Audrey-Maude McDuff, Pat Badani, Steve Heimbecker, Oli Sorenson, Joseph Lefèvre, Santiago Tavera, Maxime Boisvert et sans, Julien-Robert, Élène Tremblay, Jean-René Leblanc et Carl Spencer, Sarah Chouinard-Poirier, Simon Dumas et Mickaël Lafontaine.

Sous format EPUB, la publication est conçue pour une lecture optimale sur tablette avec des applications telles que iBook, B&N Nook, Kobo, Adobe Digital Edition, Sumatra, Calibre. Le livre est téléchargeable gratuitement sur le site de TOPO en version française et anglaise.

TOPO offre également pour vente en ligne 14 impressions numériques issues des projets des artistes. Au format moyen de 16×20 pouces, les images sont offertes en édition limitée de 10 tirages numérotés. Vous pouvez vous les procurer ici.

Télécharger la version française (636 Mo)

Download the English version (636 Mo)

Consultez notre chaîne YouTube pour voir l’ensemble des vidéos Habiter l’incertitude d’une vitrine

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Visitez le site

Sous la direction de l’artiste, Natacha Clitandre, avec l’équipe de médiation de TOPO, les citoyens et citoyennes disposaient d’une application de captation textuelle, sonore et photographique programmée par la firme Anagraph afin d’inscrire leurs témoignages géolocalisés sur la page Spectrographies.org. Croisant histoire locale et récits personnels, cet exercice a permis, au final, de capter l’esprit actuel d’un lieu.

Initialement développé pour cette exploration autour du Campus MIL, le même processus a connu un volet new-yorkais en octobre 2017, au festival Art in Odd Places. Spectrographies à New York offre ainsi une sorte d’instantané de la 14e Rue représentée par le biais d’objets que l’on y trouve et d’emplacements que l’on y croise, auxquels un échantillonnage varié de passants s’identifient. Cette itération américaine permet de localiser différentes interprétations et usages d’un même secteur de la ville, marqué par son hétérogénéité.

Le jeudi 8 novembre 2018 avait lieu une présentation du projet à la Salle de diffusion de Parc-Extension pour une visite personnalisée du site web en présence des gens qui ont participé au projet, lequel compte près de deux cent témoignages.

 

 

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Simulacre

Création : Guillaume Vaillancourt & Maxime Archambault
Texte : Paule Mackrous

 

Plus d’information sur l’installation et les artistes

 

 

 

Dans la vitrine, plusieurs écrans présentent un ciel bleu traversé par des cumulus. Dans l’un d’entre eux, une femme, dont on aperçoit le profil, observe le ciel. Elle se retourne parfois brièvement vers le public, attirant notre regard vers l’objet de son attention. D’autres fois, elle quitte la scène, laissant toute la place au regard du spectateur.  Entre deux séquences célestes, des citations sont projetées sur les murs. Elles proviennent du célèbre article « Are We Living in a Computer Simulation? » de Nick Bölstrom dont la thèse est au cœur du propos de l’œuvre Simulacre, de Maxime Archambault et Guillaume Vaillancourt.

Cette thèse va comme suit : s’il y a une « chance substantielle pour notre civilisation d’atteindre le stade posthumain et que nous soyons alors en mesure d’exécuter des simulations du monde passé [1]», il est par conséquent possible que nous vivions déjà dans l’une de ces simulations. Le monde serait feint de manière si précise que nous n’aurions pas conscience de sa fiction.

Pour mettre en œuvre cette idée, les citations et le ciel bleu sont interrompus par des images de la nature contenant des glitchs, ou des défaillances informatiques, suggérant que les plantes, les insectes et les animaux pourraient bien être des simulacres. Ces images sont tirées d’un film des années 1940, This Vital Earth[2]. Un narrateur y dépeint le fonctionnement du monde naturel : des cycles de vie aux interactions entre les organismes qui le composent. Nous appréhendons toujours le monde à travers de multiples lorgnettes et, dans ce documentaire, le regard sur la nature est prédéterminé par le modèle écologique. Cela rappelle la proposition du philosophe Jean Baudrillard, selon laquelle nous vivons déjà dans une logique de simulation » qui « se caractérise par une précession du modèle, de tous les modèles sur le moindre fait [3]». La simulation s’oppose ainsi à la représentation puisque, contrairement à cette dernière, elle ne succède pas au réel, elle le précède. Si le monde naturel semble intelligemment conçu, c’est plutôt l’interprétation qu’en fait l’être humain qui engendre cette sensation de cohérence et qui nous permet de percevoir ce monde comme « réel ».

Le ciel, par sa vastitude et son mouvement constant, semble quant à lui insaisissable, impossible à simuler. Il nous permet de nous situer. Nous nous trouvons ici-bas et, tout en haut, il y a le monde céleste. Telle est la limite. Dans l’oeuvre Simulacre, plutôt que de regarder le ciel en levant la tête, nous l’observons en plongée. Ce n’est pourtant pas la vue que l’on a au-dessus des nuages, comme lorsque nous sommes à bord d’un avion. Nous nous trouvons ailleurs, dans un non-lieu qu’on pourrait appeler les cieux, non seulement parce qu’il y a plus d’un seul ciel, mais parce que le point de vue offert sur ceux-ci se situe en dehors du réel. C’est celui du créateur, celui à partir duquel nous questionnons et façonnons sans relâche les paramètres de ce que nous appelons la réalité.

[1] Nick Bölstrom, Are You Living in a Computer Simulation? Philosophical Quarterly (2003) Vol. 53, No. 211, pp. 243‐255 (Notre traduction).

[2] This Vital Earth, Encyclopedia Britanica Films, 1943.

[3] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981, p.31.

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« J’ai trouvé ton téléphone. »

Création : Manuel Chantre
Texte : Paule Mackrous

 

Plus d’information sur l’installation et l’artiste

 

 

En 2015, Manuel Chantre trouve un téléphone. Au lieu de le rendre à sa propriétaire, il décide de s’en approprier les données pour créer des expositions. Plus récemment, et après quelques appropriations, il décide d’entrer en contact avec la propriétaire. Celle-ci n’approuve pas tout à fait l’utilisation que fait l’artiste de ses données personnelles. J’ai trouvé ton téléphone est, en quelque sorte, l’aboutissement d’un parcours, une exposition et une performance qui mettent fin à une collaboration non consentie en la questionnant sur tous ses aspects : que ce soit éthique, identitaire ou communicationnel.

Dans sa forme, l’installation rappelle une sorte de cimetière. Des écrans sont posés au sol, tels des tombeaux et, en guise d’épithètes, des textos et des commentaires apparaissent en boucle. Ce sont des échanges entre la propriétaire du téléphone et l’artiste, mais aussi entre ce dernier et ses amis Facebook et Instagram. Ces dialogues, qui se présentent de manière fragmentée, organisée en mots-clés ou encore par thématiques, ont été filtrés par trois logiciels d’analyse de données.

Manuel Chantre met ici l’accent sur ce qu’il reste de nous, de nos interactions avec l’autre, lorsque la machine a ingéré nos interventions, aussi authentiques soient-elles. Réseaux sociaux, moteurs de recherche, partout où nous nous inscrivons, où nous nous exprimons, le procédural prend le dessus sur le substantiel pour déterminer qui nous sommes, quels sont les désirs qui nous animent. Alors que notre identité est « décomposée en traces, exposée, indexée, recyclée », pour reprendre les mots de Louise Merzeau[i], il n’est pas étonnant que cela mobilise de manière encore plus forte « des aspirations à maîtriser notre identité ».  Il y a donc un deuil à faire : celui d’une présence numérique qui rendrait justice à la complexité de notre être.

Une structure intrigante se trouve au centre de la vitrine : une sorte de labyrinthe de plexiglas dans lequel apparaissent des photographies, trouvées sur la carte mémoire elles aussi. Au centre de cette petite forteresse, on a protégé l’objet clé, cette chose minuscule à l’intérieur de laquelle sont réunies toutes les traces de l’autre. Je parle de la carte mémoire du téléphone. Lors du vernissage, Manuel Chantre brise la structure de plexiglas, saisit la carte mémoire puis la rend inutilisable à l’aide d’une perceuse.

Si l’esthétique relationnelle est au cœur du processus de cette œuvre, nous n’assistons pas ici à « la fin du régime de l’objet » dont parlait Yves Michaud[ii]. Au contraire, l’objet est ici sacralisé, à l’origine d’un rituel contemporain où l’on dit adieu non pas à l’autre, mais à ses données. Car, paradoxalement, le « dialogue » avec l’autre, si l’on s’en tient à l’expérience de l’artiste, s’est fait par le truchement de cet objet bien plus que par le bref échange de textos avec sa propriétaire. À l’heure actuelle, écrit Michaud, la communication « est, sous toutes ses formes, la loi, mais, en même temps, échoue presque toujours à être autre chose qu’un simulacre de communication.[iii] » J’ai trouvé ton téléphone expose cet échec communicationnel qui engendre le désir aussi paradoxal que contestable de s’approprier les données de l’autre pour aller à sa rencontre.

 

 

[i] Merzeau, Louise. « Présence numérique : les médiations de l’identité », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. volume 2009, no. 1, 2009, pp. 79-91.

[ii] Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Paris, Stock, 2003.

[iii]Ibid., p.201.