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Paule Mackrous

Projeté dans la vitrine, un taureau au fond d’un enclos nous regarde droit dans les yeux. Trois cercles au sol présentent des « traces » de bottes de cowboy entourées d’un lasso, invitant le spectateur à y poser les pieds. Lorsqu’on s’installe sur le premier, le taureau s’avance un peu; sur le deuxième, il s’approche davantage. Alors que nous nous tenons sur le troisième, il nous charge, envahissant la surface vitrée. Malgré notre conscience du dispositif, notre corps réagit; il opère un mouvement de recul.

Toro embistiendo nous transporte complètement ailleurs, dans l’enclos face à la bête sauvage. Bien qu’improbable, cette expérience est ancrée dans nos imaginaires. Dans les représentations culturelles, il semble que le taureau cherche toujours à foncer sur quelqu’un. Viennent alors en tête ces images de ceux qui, courageusement, défient les animaux. Si l’œuvre a d’abord été créée dans le cadre du centième anniversaire du Calgary Stampede, un festival de rodéo de grande envergure, le titre réfère quant à lui à la culture de la tauromachie. On évoque ainsi deux personnages mythiques, soit celui du toréro combattant les taureaux dans l’arène en Espagne, puis celui du cowboy rodéo, figure identitaire de l’Ouest américain et canadien faisant l’épreuve de la monte du taureau. Par là, l’oeuvre touche un sujet universel, celui d’une masculinité qui serait définie par le courage, la maitrise de l’animal et la constante mise à l’épreuve du corps. Ces caractéristiques traduisent la liberté intouchable et viscérale qui entoure encore aujourd’hui la figure du cowboy : « this sense of personal freedom, then, is one important factor explaining the strong and almost universal appeal of the cowboy image[1]»

Toro embistiendo ne présente ni éloge, ni réquisitoire face à ces phénomènes. Si hommage il y a, celui-ci est rendu au magnifique animal sauvage. Si une critique émerge, c’est celle que génère notre propre réaction face à l’hostilité du taureau qui nous apparait ici liée à l’enfermement et au dressage auxquels on le soumet. L’enclos révèle alors un cowboy peu héroïque en ce qu’il compromet la liberté des uns pour mettre en œuvre ses prouesses.  Cette « conquête de l’animal [2]» devient à son tour une métaphore de la conquête sanglante de l’ouest marquée par la colonisation, la domestication et la suppression de ceux et celles qu’on appelait avec mépris des « sauvages ». Enfin, le cowboy fantasmé n’est certes pas celui, tant encensé, de la réalité. Tout comme le taureau dans son enclos, il a été déformé par les mythes et les légendes qui en ont fait un emblème.

L’œuvre de Jean-René Leblanc et Carl Spencer confronte bien plus qu’elle ne divertit ou glorifie. Elle s’éloigne du spectacle de rodéo où l’on expérimente, par procuration, le risque pris par le participant et où l’on admire sa bravoure. Elle fait plutôt émerger une multitude de duels sans réconciliation ni aboutissement possibles, entre l’humain et l’animal, entre le culturel et le sauvage, mais aussi et surtout, entre la beauté et la cruauté.

 

[1] Elizabeth Atwood Laurence (1989). Rodeo : An Anthropologist Look at the Wild and the Tame. Chicago. University of Chicago Press, p. 65
[2] Ibid., p.253.

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Paule Mackrous

Au milieu de la vitrine, un écran cathodique diffuse une vidéo en boucle. Celle-ci met en scène une femme nue, masquée, qui s’agite nerveusement tel un oiseau enfermé dans une cage. C’est l’artiste, Élène Tremblay, incarnant un canari, qui tourne en rond, bat des bras sans succès, regarde au quatre coins. La performance est accompagnée d’une bande sonore de piaillements aigus captés dans un marché public. L’inconfort règne. La brutalité aussi. L’œuvre, intense, offre pour seul sursis une housse qui se dépose par intermittence sur le téléviseur.

Si l’interactivité est minimale — la présence du spectateur déclenche un mécanisme qui soulève la housse — la sollicitation du corps comme habitacle dépouillé de volonté, elle, est à son comble. C’est que, pour sa performance, l’artiste s’est soumis à un rude processus d’anéantissement du sujet. Tel que le mentionne Michel Wierviorka, rappelant une conception des Lumières, le sujet, c’est « la capacité d’être acteur, de construire son existence, de maîtriser son expérience, d’être responsable [1]». Ici, le sujet est niais, oiseux et captif : il disparaît et entraine le spectateur avec lui en imposant à ce dernier une posture de domination. Cette posture est poussée à l’extrême lors du vernissage où on propose au spectateur de « nourrir » le canari en jetant des graines pour oiseau devant la vitrine. Le spectateur se projette également dans la situation de l’« animal » séquestré. L’intérieur de la vitrine, qui lui renvoie son propre reflet, ressemble étrangement à la prise de vue offerte dans la vidéo. 

Que fait voir cette oeuvre sinon les limites et les revers des dispositifs qui nous régissent? Selon le philosophe Giorgio Agamben, dans nos sociétés capitalistes, les dispositifs ne permettent plus au sujet de se réaliser, mais servent plutôt à modeler « les gestes, les conduites, les opinions, et les discours des êtres vivants ». Ainsi, ajoute-t-il, « […] il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif[2] ». Les rapports sociaux en sont tout imbibés. En exacerbant le processus de désubjectivation auquel nous sommes soumis, Le canari opère une sorte de détournement du dispositif. Il révèle les rapports de domination et les structures oppressives qui font obstacle tant à la création du sujet qu’à la rencontre de l’autre. Avec cette œuvre, Élène Tremblay et Diane Morin créent une disruption dans l’espace social, une prise de conscience qui ouvre la possibilité, pour le spectateur, d’un passage à l’action hors du dispositif et d’une véritable connexion avec ses semblables. 

 

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[1] Michel Wierviorka. (2012). «Du concept de sujet à celui de subjectivation/désubjectivation ». Fondation maison des sciences de l’homme (16), p.3.

[2] Giorgio Agamben. (2006). «Qu’est-ce qu’un dispositif?», Paris : Payot, p.34.

 

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Paule Mackrous

Lors du vernissage, les couloirs du 5445-5455, avenue De Gaspé sont combles : la rentrée des galeries attire son lot de visiteurs. Le contexte est propice pour explorer Fit in the Crowd de Julien Robert, une œuvre qui transforme un lieu transitoire en une sorte de rite de passage. Un rite a pour fonction, entre autres, de séparer « ceux qui l’ont subi de ceux qui ne l’ont pas subi [1]». Or, à mon avis, pour expérimenter l’œuvre, il faut le subir : il faut entrer dans le sas.

Un sas se définit comme une pièce permettant le transit d’un milieu à un autre, mais aussi d’un état à un autre. Non loin de la vitrine, des rideaux noirs sont disposés pour former un corridor temporaire, un lieu en retrait de la foule. Durant la traversée, une caméra capte notre image pour la retransmettre dans l’œuvre projetée sur la vitrine. Nos corps, du moins leur effigie fantomatique, se manifestent à répétition, en compagnie de celui des autres qui ont aussi traversé les murs de tissus. Bien qu’elle fasse écho au fourmillement de cette soirée festive, la foule représentée dans l’œuvre demeure fictive, imaginaire. Les gens qui s’y côtoient longuement paraissent habiter une bulle impénétrable; ils ne se regardent pas. Ils ne se sont peut-être jamais croisés!

Durant les quelques minutes qui séparent notre passage dans le sas et notre apparition à l’écran, on anticipe. Peut-être même qu’on s’impatiente. On observe attentivement les autres : leur démarche et leur qualité de présence. Sont-ils près de nous, devant la vitrine? C’est la recherche du plaisir de la reconnaissance dont parlait Aristote : « On se plaît en effet à regarder les images, car leur contemplation […] permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel [2]». Ce plaisir est ici poussé à son comble, vers une sorte d’exaltation égotique.

Lorsqu’on s’approche de la vitrine, cela déclenche, par le truchement d’un senseur, d’autres vidéos qui s’imbriquent avec celui des corps. On se voit apparaître en filigrane dans du foin, une sorte de refuge pour l’individu. Sinon, les corps s’agglutinent dans la ville, un lieu où l’on peut ressentir l’apaisement que génère l’anonymat. Une autre vidéo montre de manière saccadée des coupures de journaux dont on ne saisit que les grands titres. Cela réfère à la surcharge d’informations à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés.

L’œuvre nous propulse dans un autre espace-temps dans lequel nos corps sont assujettis au rythme de l’algorithme. Dépassant largement le reflet superficiel de notre situation dans l’espace réel, Fit in the Crowd nous fait prendre conscience de notre présence singulière et du désir de sérénité qui nous unit les uns aux autres dans le bruit, l’agitation et l’affluence, comme dans la solitude.

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[1] Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol 43, no 1, p.58.

[2] Aristote, Poétique, Paris, Librairie générale Française, 1990, p.89.

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De gauche à droite. Anne-Marie Denault, Geneviève Bégin, Louis-Richard Tremblay, Helena Martin Franco, Michel Jolicoeur et Eva Quintas

 

Il nous fait plaisir de vous présenter le nouveau conseil d’administration de TOPO à l’issue de son Assemblée générale annuelle. Le président Louis-Richard Tremblay (producteur ONF numérique) est entouré à gauche de la nouvelle administratrice Anne-Marie Denault (présidente et réalisatrice, MoonFactory Productions), de Geneviève Bégin (présidente et co-fondatrice, PopupCamp) et à droite de Helena Martin Franco (artiste), du nouvel administrateur Michel Jolicoeur (président, Tram Media) et de Eva Quintas (artiste et consultante en gestion des arts). TOPO remercie Mélanie Wagenhoffer qui a terminé cette année son mandat de deux ans.

Plusieurs points ont été abordés durant cette assemblée. Celle-ci s’est close avec la présentation du projet de réalité virtuelle Les pieds en haut, d’Annick Daigneault et Martine Asselin. Toutes deux mères d’enfants autistes, Annick et Martine se sont réunies autour de cette idée de permettre aux gens de vivre une simulation d’expérience autistique afin de favoriser la compréhension et le dialogue. Leur projet a été récompensé au festival Sunny Side of the Doc de La Rochelle en juin dernier.

Merci à celles et ceux qui se sont déplacé-es !

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C’est une fin de saison bienvenue pour TOPO après une tornade d’activités depuis septembre. Caroline Saint-Laurent et sa collègue Elisabeth-Ann Dionne ouvraient la saison au parc Jarry avec une performance interactive de basketball. Nous avons aussi réussi le pari d’animer notre nouvelle vitrine d’exposition au rez-de-chaussée du complexe de Gaspé, avec les artistes Audrey-Maude McDuff, Pat Badani, Steve Heimbecker, Oli Sorenson, Joseph Lefèvre, Santiago Tavera, Maxime Boisvert et sans. Nous avons accueilli le poète autrichien Jörg Piringer pour une performance à la Vitrola, avec Alexis O’Hara. À travers nos nombreux ateliers avec des créateurs chevronnés de la création numérique, nous avons exploré la production multiplateforme, la littérature numérique et la création dans ce domaine effervescent de la réalité virtuelle. Nous avons signé la refonte du site web de la librairie Formats et enrichi le site web Cabinets de curiosités issu de notre programme de médiation. Nous avons concrétisé plusieurs partenariats avec l’arrondissement de Villeray-Parc-Extension, la coopérative Makila, les RIDM et Doc-Circuit, la maison de la Poésie, Art souterrain, l’UNEQ, Beam Me Up Games, la maison Notman, la Biennale d’art numérique, l’arrondissement de Verdun et le Centre Wellington. Le survol de cette année culturelle ne sera pas complète sans souligner notre présence intense au Festival de l’Image de Manizales.

 pied-en-haut-300x169Et c’est avec joie que nous apportons notre soutien en cette fin de saison à Annick Daigneault et Martine Asselin dans leur envolée pour La Rochelle où elles auront à défendre leur projet de documentaire immersif de réalité virtuelle devant un panel de professionnels au prestigieux marché de la coproduction de Sunny Side of the Doc, du 20 au 23 juin à La Rochelle.

Toutes deux mères d’enfants autistes, Annick Daigneault et Martine Asselin se sont réunies autour de cette idée de permettre aux gens d’expérimenter avec les perceptions autistiques afin de favoriser la compréhension et le dialogue. En novembre 2015, elles participaient au programme Docunexion Québec-France dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire et se méritaient une invitation en France en vue de trouver des partenaires, tant canadiens qu’internationaux, pour concrétiser leur projet.

Ayant bénéficié de l’appui de la SACD/SCAM, de TOPO, de la firme Unlimited, de la Coopérative de créateurs des médias numériques Makila et de plusieurs personnes qui ont soutenu leur projet, elles présenteront sur place un premier prototype de l’expérience de réalité virtuelle qu’elles souhaitent ultimement créer.

Martine Asselin scénarise, réalise et produit des documentaires et de la fiction depuis 1997. Son travail a été diffusé dans de nombreux festivals ainsi qu’è la télévision (L’art érotique, Ceux qui sont là, Québec lieu de passage, La grande amoureuse, Symphonie Locass). Annick Daigneault est fondatrice de Sur le fil, une fondation pour l’inclusion qui valorise la neurodiversité et l’inclusion des personnes autistes dans la communauté.

Docunexion – un carrefour d’échanges en documentaire interactif
Docunexion est un programme d’échanges internationaux mis sur pied par la coopérative Makila afin de favoriser la création et la coproduction de projets documentaires interactifs entre le Québec, le Mexique et la France. Makila est aussi derrière la plateforme de sociofinancement pour le documentaire CubanHat.tv et partenaire dans l’organisation de l’annuel Bootcamp multiplateforme de TOPO, qui se tiendra comme d’habitude tout juste après les rencontres internationales du documentaire de Montréal.

Suivez le prochain bootcamp multiplateforme de TOPO
Pour plus d’information sur le prochain bootcamp, consultez le programme de l’édition 2015 – 2016 et surveillez la mise en ligne du formulaire d’inscription.

 

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Paule Mackrous

 

Deuxième phase d’un projet consistant à amalgamer de manière algorithmique les poèmes de St-Denys Garneau et d’Alain Grandbois, [Regards] et jeux dans les Îles de la (pensée mécanique) révèle le langage secret de la machine. Alors que la dactylo s’active pour saisir un texte hybride et incohérent, le papier défile et s’accumule à l’arrière de la vitrine d’exposition. Il continuera de s’empiler tout au long de l’exposition évoquant les possibilités faramineuses que permet la rencontre aléatoire des textes poétiques. Si l’être humain vient parfois à bout de ses ressources, il semblerait que la machine, elle, ne se fatigue pas d’inventer.

 

Le texte métissé a d’abord été présenté lors d’une exposition de l’artiste Maxime Boisvert. Les visiteurs étaient alors invités à biffer des mots afin de créer de la cohérence. Ces gestes intentionnels ont également permis de faire émerger des perles de poésie. Dans la vitrine de TOPO, un écran met en scène les corrections humaines en train de s’effectuer. Grâce au logiciel de l’artiste sans, le processus de correction qui se déroule à droite de l’écran trouve un écho dans des constellations de points présentées du côté gauche. La disposition des points correspond exactement à l’emplacement de la première lettre de chaque mot. Les constellations ont ainsi pour effet de diriger notre attention sur l’aspect graphique des lettres, des mots et des phrases qui se construisent et s’étiolent sous nos yeux. Ils deviennent des formes qui se meuvent dans un espace où ils occupent une superficie particulière.

 

Plusieurs voix s’entremêlent ici : les voix des poètes Garneau et Grandbois, mais aussi les multiples voix de ceux et celles qui ont cherché à créer du sens. Plus forte encore, il y a la voix de la machine avec son langage incohérent d’un côté, puis ses expressions graphiques de l’autre. « Tout ce qui échappe à la volonté n’est pas expression [i]», raconte Derrida. Serait-il juste de dire, dans ce cas, que seuls les poètes, les « correcteurs » et les artistes expriment quelque chose ici? Les machines sont-elles confinées simplement à la représentation de cette expression?

 

« La « représentation » ne survient pas à la présence : elle l’habite comme la condition même de son expérience.[ii]», écrit Derrida. Il n’y a pas de présence pure, mais que des signes. On entend le mouvement de la machine à écrire; on aperçoit ses touches qui s’enfoncent. Elles produisent, corrigent et diffusent ad infinitum des éléments de notre mémoire collective. Elles complètent elles-mêmes la boucle de production, laissant l’étrange sensation qu’elles sont autosuffisantes. Assimilant les actions humaines, elles forment une performance dans laquelle s’exprime leur voix singulière garante de leur effet de présence.

 

[i] Jacques Derrida (1967), La voix et le phénomène, Paris, Presses universitaire de France, p.75

[ii] Ibid., p.105