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Par Elène Tremblay

IMG_1076« Nous n’avons pas le moins du monde peur des ruines. Nous allons hériter de la terre. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau, là, dans nos coeurs et ce monde grandit en cette minute même. » – Buenaventura Durruti

Derrière la vitre, un homme vu de dos, aux commandes d’une manette, figure du joueur de jeu vidéo, vision banale s’il en est, aujourd’hui. Debout face à deux images du jeu projetées au mur, le performeur se débat aux prises avec des chimères dans un monde virtuel dystopique, Don Quichotte des temps modernes.

Hugo Nadeau est ainsi demeuré enfermé pendant 4 jours dans la nouvelle vitrine de l’Agence Topo, où, offert au regard du public, il a joué au jeu vidéo Nous aurons, un jeu d’anticipation qu’il a lui-même créé. Dans ce jeu, il parcourt avec son avatar un monde en ruines au sein d’une Amérique du Nord dévastée par des catastrophes multiples, et où on retrouve la ville de Montréal partiellement engloutie sous l’eau, visible sous forme d’image satellite trafiquée. L’eau du fleuve s’avance sur la ville bien au-delà du littoral que nous lui connaissons aujourd’hui. Dans ces ruines, Nadeau rencontre des communautés d’anarchistes avec qui il doit collaborer pour mieux survivre dans cet environnement inhospitalier. Le titre Nous aurons évoque cette reprise du territoire par les anarchistes, qui devient pour cette occurrence, Nous aurons Montréal.

Hugo Nadeau joue ici le rôle de passeur, de guide, de médiateur, de facilitateur entre le virtuel et le réel, actualisant les potentialités du jeu, performant les actions, incarnant pour nous le «joueur», déambulant, agissant, interagissant, permettant au spectateur de se projeter, par procuration, dans ce monde post-apocalyptique. Tenant le rôle de «double délégué»[1] du spectateur, le performeur nous fait découvrir le monde qu’il a imaginé à la fois par la présence de son propre corps en action et par celle de son avatar.

Le performeur et son avatar apparaissent en communion, les désirs et gestes du premier se réalisant à l’écran dans le corps virtuel de l’autre. Le corps du performeur quasi immobile dans la vitrine — maniant la manette de jeu, appuyant sur les boutons — prend étonnamment vie dans le monde virtuel du jeu à travers le double de l’avatar. Devant cette performance, l’impression première est celle de voir un cerveau en action, tant le corps ne semble servir que de courroie de transmission entre la volonté de Nadeau et l’interface du jeu. S’il est physiquement présent, force est de constater que son esprit est ailleurs, aux prises avec les épreuves que lui offre le monde virtuel du jeu.

Lors de cette performance en vitrine, le performeur apparaît lui-même en tant que spécimen humain isolé, mis sous verre et sous observation. La vitrine en tant qu’espace clos, vient renforcer le monde post-apocalyptique du jeu, en présentant un monde refermé sur lui-même où l’expérience virtuelle pourrait être perçue comme la seule possible alors qu’au dehors aurait disparu le monde tel que nous le connaissons. Hugo Nadeau paraitrait alors y jouer le rôle non seulement de délégué au jeu mais de dernier homme sur terre, où son corps appareillé[2] d’une manette pourrait pénétrer l’écran à travers l’avatar, et évoluer dans le monde devenu virtuel.

Élène Tremblay, Université de Montréal

 

Références bibliographiques

BOISCLAIR, Louise. 2015. L’installation interactive. Un laboratoire d’expériences perceptuelles pour le participant-chercheur. Collection Esthétique. Presses de l’université du Québec.

LATOUR, Bruno. 2006. Petite philosophie de l’énonciation. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : Revue Texto. (Consultée le 15 mai 2015).

Élène Tremblay est professeure adjointe au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Elle a obtenu sa maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia à Montréal et un doctorat de l’Université du Québec à Montréal en études et pratiques des arts. Elle a publié en 2013, L’insistance du regard sur le corps éprouvé, pathos et contre-pathos aux éditions FORUM, collection Cinethesis, Udine, Italie, un ouvrage portant sur des pratiques de l’installation vidéo.

[1] «Délégué» au sens ou l’emploie Bruno Latour.

[2] Au sujet du «corps appareillé» lire Louise Boisclair sur les installations interactives.

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